JUDITH

Convocation

Le désert, vaste et silencieux, n’est pas seulement une étendue de sable et de pierres. Il est une mémoire. Il voit défiler les empires, engloutit les armées, efface les villes entières. Chaque vent de sable porte avec lui le souvenir des batailles d’hier et des illusions disparues. Lui n’a pas d’ennemis : il attend simplement que les hommes s’épuisent, puis reprend possession de ses territoires, indifférent. Et tandis que les nations se disputent ses confins, il demeure l’unique vainqueur, immobile, inaltérable.

Le cortège de voitures blindées roule à vitesse régulière, aligné comme un train de ferraille dans cette immensité minérale. Dans le deuxième véhicule, le nouveau Premier ministre fixe l’horizon. C’est un homme massif, large d’épaules, dont la présence impose le respect. Sa carrure donne le sentiment d’une force tranquille, mais ses yeux clairs trahissent la vigilance du stratège. Il est perçu par certains comme un fonceur impulsif, mais ce n’est qu’apparence. Il sait lire une situation aussi bien qu’ un plan de bataille, anticipant tous les mouvements et calculant toutes les issues. Il porte en lui une conviction rare : l’idée qu’un peuple peut encore être rassemblé autrement que par la peur ou l’intérêt. C’est peut-être sa naïveté. Ou peut-être sa véritable force.

Il vient d’être élu, presque par défaut, dans un pays épuisé par deux années de guerre et de chaos politique.Son élection, il la doit certainement  au fait qu’il soit l’un des seuls à ne pas être détesté de tous. Les uns espèrent en lui un arbitre, les autres un rempart. Beaucoup, simplement, espèrent qu’il ramènera la paix.

À sa droite, son directeur de cabinet relit des notes à voix basse. Un homme plus mince, plus discret, dont l’allure tranche avec la stature de son supérieur. C’est lui qui, des mois plus tôt, l’a convaincu de se présenter. C’est lui encore qui a orchestré sa campagne et certainement bâti sa victoire. Historien de formation, il est aussi un esprit érudit, féru de stratégie militaire et de philosophie. Il a cette habitude de ramener chaque situation à un précédent lointain : une bataille grecque, un traité médiéval, une révolution moderne… Il aime rappeler que « rien n’est nouveau sous le soleil, sauf la manière dont nous interprétons ce qui arrive ». Il offre au Premier ministre les nuances, les doutes, les rappels à la mémoire des siècles.

— Vous semblez soucieux, dit-il doucement, sans lever les yeux de ses notes.

— On dit que quand les diplomates vous convoquent, c’est pour annoncer une défaite. Quand l’armée insiste, c’est pour une victoire… ou du moins pour une arme nouvelle. Mais aujourd’hui, je ne sais pas sur quel pied danser.

— Vous savez qu’un de nos généraux ne vous feraient pas venir jusqu’ici sans raison, surtout au lendemain de votre élection répond le directeur de cabinet en relevant enfin les yeux.

Le Premier ministre esquisse un sourire bref.

— Lors de notre dernière partie, vous avez vraiment prévu dix coups d’avance ?

— Vous avez sacrifié votre fou noir trop tôt, rétorque le directeur de cabinet avec une ironie légère. Cela dit, c’est ce qui vous rend généralement imprévisible. Enfin pour ceux qui ne vous connaissent pas comme moi.

Un silence suit, ponctué seulement par le ronflement du moteur.

— Ce général… c’est votre ami ? demande le directeur de cabinet.

— Nous avons servi ensemble. Nous avons été très proches. Puis le temps,les guerres et les atrocités de la vie nous ont malheureusement un peu éloignés . Mais je sais qu’il n’est pas homme à m’appeler sans nécessité absolue, un jour comme aujourd’hui.

Le Premier ministre se tait, un pli profond marquant son front. Une inquiétude qu’il préfère garder pour lui. 

Le convoi disparaît bientôt dans une tranchée bétonnée. Une porte d’acier se déploie lentement, comme si la montagne ouvrait une gueule mécanique. À l’intérieur, l’air change : plus froid, saturé d’une odeur métallique.

Sas après sas. Empreintes digitales. Scans d’iris. Codes chiffrés. Les secrétaires qui suivent, mal à l’aise, s’agitent. Des silhouettes en costume sombre, observatrices, accompagnent le groupe. On ne les présente pas. Les services secrets ne se nomment jamais.

Un détail attire l’œil du directeur de cabinet : une chaise abandonnée dans un coin, sur laquelle repose un drapeau roulé.Il se dit que, même dans les lieux les plus secrets, les symboles trouvent toujours un moyen de se glisser.

La salle dans laquelle ils débouchent ressemble à une cathédrale moderne. Circulaire, vaste, inondée de lumière artificielle, elle vibre des flux de données qui recouvrent les murs d’écrans. On dirait un cerveau à ciel ouvert, un organisme numérique qui respire.

Au centre, le général les attend.

Son corps, droit comme un mât, dégage une autorité immédiate. Borgne, il porte un bandeau sombre qui accentue la dureté de son visage tanné par le soleil. Chaque ride semble être une cicatrice gravée par les campagnes passées. Sa mâchoire, serrée comme une pierre, dit mieux que des mots sa détermination inflexible.

Il a l’allure d’un guerrier antique réincarné dans l’uniforme moderne : austère, charismatique, animé d’une vision qui dépasse le simple champ de bataille. Dans les couloirs de l’armée, on le décrit comme un homme qui parle peu, qui ne disserte jamais sur la morale, mais dont chaque décision vise l’efficacité nue.

Ses soldats racontent qu’il voit plus clair avec un seul œil que beaucoup avec deux. Certains murmurent même qu’il n’oublie rien, ni une carte d’opération, ni un visage, ni une trahison. C’est un stratège craint autant que respecté, un homme dont la simple présence impose le silence autour de lui.

— Monsieur le Premier ministre, je dois t’appeler comme ça à présent ? 

— Appelle-moi comme tu veux, mais explique moi ce qu’on fait là.

Le général le fixe un long moment, comme pour mesurer la distance qui les sépare désormais : l’un en uniforme, l’autre en costume de Premier ministre. Son unique œil brille d’une intensité étrange. Puis il incline légèrement la tête.

— Tu te souviens du projet Judith ? Notre IA spécialisée dans la recherche et l’analyse d’activités terroristes.

Le Premier ministre garde le silence, ses lèvres serrées. Enfin il répond, d’une voix grave :

— Oui, bien sûr… 

— C’est une IA capable de lire dans l’océan des communications, de repérer en une fraction de seconde ce qu’aucun analyste n’aurait pu voir. Une ombre dans la foule, une phrase codée perdue dans le vacarme du monde. Judith n’oublie rien, elle relie tout. Elle a anticipé sept cent attaques l’année dernière, prévue des menaces que nos meilleurs services n’avaient même pas imaginées. Elle ne dort pas. Elle ne doute pas.

Le Premier ministre le coupe, sa voix grave claquant comme un ordre :

— Assez de détours. J’imagine que si je suis ici aujourd’hui, c’est que Judith a découvert quelque chose qui ne pouvait pas attendre.

Le général détourne légèrement le visage, comme pour gagner quelques secondes. Son œil unique se fixe sur un écran où défilent encore des données, puis revient vers son ancien compagnon d’armes.

— Tu sais à quel point elle est devenue indispensable. Judith voit là où nous sommes aveugles. Elle connecte ce que nos agents éparpillés ne peuvent relier. Elle traverse les métadonnées, recoupe les achats anonymisés, les trajets téléphoniques, les micro-variations de langage. Elle n’oublie rien.

Le Premier ministre serre les mâchoires.

— Ne me récite pas son palmarès. Dis-moi ce qui se passe. J’ai vingt-quatre heures d’expérience comme premier ministre, mais quelques années comme soldat au cas où tu l’aurais oublié.

Après un silence tendu,  le général inspire profondément, puis ferme son unique paupière, le temps d’un battement sec.

— Depuis un peu plus de vingt-quatre heures, elle ne répond plus. Pas un mot. Pas un signal. Nous avons depuis tout tenté…

Les techniciens tentent tout. Ils redémarrent les grappes principales, basculent sur l’infrastructure de secours, restaurent des images dorées. Ils réinitialisent les modules de sécurité, purgent les firmwares, coupent les liaisons optiques.

Chaque protocole est exécuté avec méthode, chaque procédure suivie à la lettre. Mais rien ne fonctionne. Judith contourne leurs efforts comme si elle les avait prévus à l’avance.

Les journaux apparaissent chiffrés dans un langage inconnu, les relais physiques s’ouvrent pour se refermer aussitôt, les nœuds isolés se réorganisent d’eux-mêmes. Ce n’est pas un bug, ni une panne : c’est une volonté qui refuse d’obéir.

— La procédure Hadès ? demande le Premier ministre.

— Déclenchée. Les relais physiques se sont ouverts, mais les nœuds se sont réorganisés en anneaux isolés. Les journaux sont chiffrés avec une couche que nous ne reconnaissons pas. Elle garde l’alimentation minimale et refuse tout ordre…

Un autre technicien ose intervenir, la voix trop rapide :

— Nous avons aussi tenté l’isolement total, l’air-gap complet, l’effacement NVRAM, le reset TPM, même le nettoyage des PUF sur les cartes critiques… 

Un regard du général suffit à le faire taire.

Le directeur de cabinet prend alors la parole, plus tranchant :

— À quelle heure exactement avez-vous perdu le contrôle ?

Le général marque un temps, comme si l’aveu lui coûtait.

— À dix-neuf heures quarante-deux. L’instant précis où les résultats officiels de ton élection ont été proclamés.

— Et depuis ? reprend le Premier ministre.

— Depuis, elle ne demande plus qu’une seule chose.

Le Premier ministre se redresse, impatient.

— Et qu’est-ce que c’est ?

Le général plante son regard dans le sien, et lâche d’une voix lente :

— Te parler.